Photos : Bertrand Verney 


« Le tango n'est pas qu'une danse. Sous sa forme la plus pure, c'est l'accord des sens,
un concentré d'émotion brute. Presque exactement l'expression verticale d'un désir horizontal.
 »
Angela Rippon

 

Pas d'amour, pas de mots d'amour, seulement des gestes d'amour. Les yeux dans le vide, les pensées se noient dans le creux tourbillonnant des arcades. Les talons embrassent lascivement la pierre mouillée. Ce dimanche soir, le ciel lillois a jeté une fois de plus son crachin sur le patio de la Vieille Bourse. Lieu magique transfiguré l’espace de quelques heures. L’éclaircie revenue, les joueurs d’échecs déplient leur table dans un coin, indifférents au bal. Les bouquinistes grognent en silence.

Des promeneurs prennent place naturellement sous les arcades, assis sur les larges bancs de bois ou appuyés aux colonnes. La danse les fascine, mais n’a rien d’un spectacle. Rituel impénétrable, le bal de tango ne peut être qu’une invitation au voyage.

La femme-aimant. Tout cela ressemble à une poésie marchée. Envoûtante de beauté, Sophie, le regard aussi noir que ses longs cheveux, évoque la "magie" du tango : une « histoire de corps qui s’arrête juste avant la séduction. C’est un dialogue de gestes, du corps, de l’intimité ». Le silence verbal laisse place au langage des gestes. Il n’est visiblement pas besoin de s’aimer pour aimer danser ensemble.

Il suffit de deux corps, deux individus, qui organisent leurs oppositions pour tendre vers un équilibre harmonieux. N’être plus qu’un corps, parvenir à un « état de grâce » proche de l’extase. « On est sur un nuage, on ne pense plus à rien », décrit Sophie pudiquement.

Cliquez sur l'image pour l'agrandirCar le tango est une danse adulte et protocolaire, qui n’autorise pas l’explosion de joie, qui exige au contraire maîtrise des émotions et concentration. D’où la gravité des visages. L’homme indique et la femme capte une infinité de messages non verbaux. La sensibilité passe par la pression des torses, des visages, du ventre. Il guide avec son buste en improvisant sur la musique. Et doit sentir qu’une "milonga" est sautillante, un tango argentin mélancolique, une valse gaie et légère.

Encerclée mais jamais prisonnière, proche mais jamais collée, la femme reste toujours un aimant qu’on maintient à distance. L’air passionné, Mélanie parle de son "espace inviolable". Pour elle, « toute intrusion est désagréable, car on sent qu’on n’est pas prête à donner ça ». Sophie évoque aussi sa "bulle" à elle, qui reste « plus ou moins hermétique ».

Cliquez sur l'image pour l'agrandirUn bal. Concentrés et oublieux de tout, les couples sont pourtant dans un bal. Ils ne peuvent l’oublier, au risque de s’entrechoquer, de rompre la fluidité et l’harmonie de l’ensemble. Tournant tous dans le même sens autour du centre de la piste qui doit rester vide, les danseurs se nourrissent inconsciemment de la structure de tango du groupe. Deux par deux, ils semblent enfermés dans une bulle commune.

Finalement, le tango est comme une danse nuptiale, un rituel d’accouplement intime et provoquant. D’où la surprise de voir le rabbin de la région s'attarder sous les arcades, en compagnie de ses quatre enfants. Observateur avisé, il note : « Le tango est à la danse ce que le jazz est à la musique. »

Sophie Caillat    

Cliquez sur l'image pour l'agrandir Cliquez sur l'image pour l'agrandir Cliquez sur l'image pour l'agrandir Cliquez sur l'image pour l'agrandir


– © Hors Les Murs – Octobre 2000 –
http://hlm.ouvaton.org