« Le
tango n'est pas qu'une danse. Sous sa forme la plus pure, c'est l'accord
des sens, |
Pas d'amour, pas de mots d'amour, seulement des gestes d'amour. Les yeux dans le vide, les pensées se noient dans le creux tourbillonnant des arcades. Les talons embrassent lascivement la pierre mouillée. Ce dimanche soir, le ciel lillois a jeté une fois de plus son crachin sur le patio de la Vieille Bourse. Lieu magique transfiguré lespace de quelques heures. Léclaircie revenue, les joueurs déchecs déplient leur table dans un coin, indifférents au bal. Les bouquinistes grognent en silence. Des promeneurs prennent place naturellement sous les arcades, assis sur les larges bancs de bois ou appuyés aux colonnes. La danse les fascine, mais na rien dun spectacle. Rituel impénétrable, le bal de tango ne peut être quune invitation au voyage. La femme-aimant. Tout cela ressemble à une poésie marchée. Envoûtante de beauté, Sophie, le regard aussi noir que ses longs cheveux, évoque la "magie" du tango : une « histoire de corps qui sarrête juste avant la séduction. Cest un dialogue de gestes, du corps, de lintimité ». Le silence verbal laisse place au langage des gestes. Il nest visiblement pas besoin de saimer pour aimer danser ensemble. Il suffit de deux corps, deux individus, qui organisent leurs oppositions pour tendre vers un équilibre harmonieux. Nêtre plus quun corps, parvenir à un « état de grâce » proche de lextase. « On est sur un nuage, on ne pense plus à rien », décrit Sophie pudiquement. Car le tango est une danse adulte et protocolaire, qui nautorise pas lexplosion de joie, qui exige au contraire maîtrise des émotions et concentration. Doù la gravité des visages. Lhomme indique et la femme capte une infinité de messages non verbaux. La sensibilité passe par la pression des torses, des visages, du ventre. Il guide avec son buste en improvisant sur la musique. Et doit sentir quune "milonga" est sautillante, un tango argentin mélancolique, une valse gaie et légère. Encerclée mais jamais prisonnière, proche mais jamais collée, la femme reste toujours un aimant quon maintient à distance. Lair passionné, Mélanie parle de son "espace inviolable". Pour elle, « toute intrusion est désagréable, car on sent quon nest pas prête à donner ça ». Sophie évoque aussi sa "bulle" à elle, qui reste « plus ou moins hermétique ». Un bal. Concentrés et oublieux de tout, les couples sont pourtant dans un bal. Ils ne peuvent loublier, au risque de sentrechoquer, de rompre la fluidité et lharmonie de lensemble. Tournant tous dans le même sens autour du centre de la piste qui doit rester vide, les danseurs se nourrissent inconsciemment de la structure de tango du groupe. Deux par deux, ils semblent enfermés dans une bulle commune. Finalement, le tango est comme une danse nuptiale, un rituel daccouplement intime et provoquant. Doù la surprise de voir le rabbin de la région s'attarder sous les arcades, en compagnie de ses quatre enfants. Observateur avisé, il note : « Le tango est à la danse ce que le jazz est à la musique. » |