Lille-Flandres de cinq à sept

Photo : Perrine Dutreil – Texte : Sophie Caillat

 

 

 

5 heures. La gare s’éveille doucement, pas encore remise de sa courte nuit. Epuisée par la journée d’hier, l’haleine enivrée, elle n’a pas vraiment eu le temps de se laver, de petit-déjeuner. Elle se frottera les yeux encore jusqu’à 6 heures, bâillera jusqu’à sept. Puis le défilé des trains ne lui laissera plus de répit. Et c’est comme ça tous les jours.

En fond sonore, pas d’annonce vocale, ni de machine qui gronde. Seuls quelques hommes grognent à leur place. Un « Viens-là que je t’égorge » en guise d'accueil. Jusqu’à l’arrivée du premier train, la gare est seule avec ses fantômes.

5 h 10. Arrive Jean-Pierre, postier, la cinquantaine bien arrosée. Il lui reste une heure vingt avant de commencer son boulot. Au centre de tri juste derrière. « Elle n’a jamais changé cette gare, se plaint-il, elle est triste et sale. » Mais au moins, elle est ouverte, alors que dehors les magasins dorment encore pour quatre bonnes heures.

Tiens, quelqu’un qu’il connaît. C’est Jean-Claude, qui livre La Voix du Nord. Sortis de l’imprimerie à 4 h 30, les journaux sont chauds comme des croissants. On se serre la main, on échange un sourire contre un journal, et on se sépare rapidement. L’un a à faire ailleurs, l’autre n’a rien à faire ici.

Déjà 5 h 25, la marchande de journaux se détache d’un groupe de travailleurs descendus du premier TER. Joëlle, encore engourdie, a quitté sa nuit il y a bien longtemps. Du distributeur automatique coule le premier café de la journée. Joëlle le boit rapidement, et se faufile derrière sa caisse.

Une voix d’homme a surgi d’une silhouette étonnante :  « Vous avez Jeune Afrique ? » Talons aiguilles, mini-jupe, la peau est noire, maquillée de rouge, les traits abîmés. Georges est une habituée du premier et du dernier TGV. Ses journées à Paris sont très longues, ses nuits à Lille très courtes. Georges est « la vedette » des employés de la gare.

Retour dans la « salle des pas perdus » - là où se trouve la bouche de métro. Deux hommes errent depuis un petit moment. L’œil hagard, rivé sur la moindre silhouette féminine, ils portent mal leur habit de bureau. La cravate Christian Dior retournée négligemment, ils n’ont rendez-vous avec rien ni personne. Leur « rendez-vous d’affaires » d'hier soir s'est soldé par sept bouteilles de vin à trois. Ces business angels ne sont plus désormais que de « gros pervers qui cherchent des nanas ».

Dans un éclair de lucidité, ils comprennent que ce n'est pas une heure ni un lieu pour les rencontres, et s'engouffrent piteusement dans le wagon première classe du TGV de 6 heures.

Commencent alors les premières crises d'épilepsie de la gare. Le magasin de sandwiches se fait traiter de « fils de pute » par trois jeunes qui lancent de violents coups de pieds pour briser sa vitrine. Tout le monde les laisse se calmer, et l'attention générale est vite captée par la voix de Mimoune. Habitué à parler tout seul, il vient ici se donner en spectacle. Il retourne ses paupières, entame une chorégraphie en chantant une ode à la gloire de Mohammed, le fils de Hassan II, son idole. Le public s'épaissit peu à peu.

Le TGV de 6 heures n'était peuplé que de somnambules s'étalant sur deux sièges pour finir leur nuit.
Dans celui de 7 heures, des gens pressés préparent des rendez-vous, téléphonent, dévorent le journal... entre-temps se sont croisés une multitude de TER : Douai, Lens, Valenciennes, Arras, Saint-Pol-sur-Ternoise, Jeumont... entre-temps, la gare s'est levée.

 


– © Hors Les Murs – Mai 2000 –
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