Texte : Laure Maltaverne
Photos : Frédérique Letourneux et Matthieu Crocq

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mercredi matin, 11 h 00, gare Lille-Flandres. L'Audi break rutilante de Pierre Romont se range sur le côté. Il y a treize ans, Pierre a choisi de quitter son guichet de banque pour le volant d'un taxi. Entre deux clients, il s'accorde le temps d'une petite « pause café ». Les sourcils aussi fournis que la moustache qu'il porte fièrement, il prend des airs bougons, habillant maladroitement sa timidité.

Si Pierre aime son taxi, c'est parce qu'il le rend libre : « Quand on est chauffeur de taxi, on n'a aucune contrainte ! Je choisis mon emploi du temps et j'ai une grande autonomie. » Pierre Romont cotise à Union Taxi, une coopération de chauffeurs de taxi indépendants. Pendant dix ans, il en a été l'administrateur, une tâche qui le tournait vers l'avenir, celui de son métier. Des projets personnels ? Il préfère ne pas en faire, « parce que ça tourne toujours mal. » Il a choisi de vivre au jour le jour, partageant sa vie entre son taxi et sa femme dont la santé fragile exige beaucoup d'attention.

Pour Pierre Romont, le hasard n'existe pas. Mais il refuse que la fatalité empiète sur son optimisme. Sa force ? Se contenter de ce qu'il a. C'est « un homme heureux », comme il aime à le rappeler. Et c'est son taxi qui lui apporte tant de sérénité : « Le contact humain, c'est ce que je préfère dans ce métier. Les conversations durent à peine dix minutes et on parle souvent de la pluie et du beau temps ; mais on parle, c'est le plus important. »

À 52 ans, Pierre goûte au plaisir de la rencontre furtive, aux confidences parfois abandonnées : « Les gens racontent beaucoup leur vie, surtout leurs problèmes conjugaux ! Un jour, une jeune femme chinoise m'a emprunté mon portable et s'est disputé un quart d'heure au téléphone avec son mari… en chinois ! On voit de tout, vous savez ! Et bien souvent, les gens attendent de vous les réponses qu'ils veulent entendre. »

Pierre Romont n'a pas de client préféré, mais il sait « repérer leur genre dès qu'ils montent dans le taxi ». Les hommes d'affaires se pressent, tantôt plongés dans leurs agendas, tantôt curieux de l'histoire de la ville. Les vacanciers sont détendus, affairés à trouver leur hôtel et la rue des vacances. Les novices du taxi, les yeux rivés sur le compteur, s'étonnent des itinéraires choisis.

Quand il a cinq minutes, Pierre croque la vie de Lille, ses rues, ses immeubles, sa gare. Il a un don pour le dessin comme il dit, alors il profite de son temps libre pour le cultiver. L'attente à la gare peut parfois être longue. Pierre se souvient d'une journaliste, soucieuse d'observer le déroulement d'une course, qui a attendu plus d'une heure avec lui dans le taxi, en vain ! « Elle n'avait pas de temps à perdre la pauvre ! Mais moi, je sais m'en accommoder, de ces attentes. »

Du temps perdu dans son travail que Pierre gagne dans ses rêveries, souvent interrompues par des collègues bavards : « On aime bien discuter entre nous aussi. On se raconte nos petites histoires et on réfléchit ensemble sur l'avenir de notre métier. »

Et quand les collègues se dispersent, appelés par leur tâche, Pierre Romont revient à son rêve le plus cher : « Je suis heureux comme je suis, je ne demande rien. Mais j'ai quand même un projet qui me tient à cœur, celui de gagner un jour au loto ! » Son téléphone portable sonne. Sa femme l'attend pour déjeuner. Il sera là bientôt, comme il l'a toujours été pour elle. Encore une dernière course avant midi. Cette fois il n'aura attendu qu'une vingtaine de minutes, le temps de notre rencontre.

 


– © Hors Les Murs – Mai 2000 –
http://hlm.ouvaton.org