Ancien chauffeur de bus, Karim est devenu expert en nettoyage

Texte : Frédérique Letourneux – Photo : Matthieu Crocq

 

 

 

6 h 00. Un petit café rapidement avalé, et Karim enfile son bleu de travail. Ce matin, comme tous les autres de la semaine, il sort du QG des balayeurs en poussant un lourd chariot sur lequel sont entassés pêle-mêle serpillières, crèmes pour taches récalcitrantes, et balais magiques. « J'aime bien le silence du matin quand la gare est vide », avoue-t-il malgré la fatigue lisible sur ses traits tirés.

10 h 00. Karim navigue entre les voyageurs pressés. D'un coup de balai, il efface les traces d'un pied impatient ou les marques laissées par une lourde valise. Son manège est lent et mécanique : sa maigre silhouette se tient fièrement au centre des larges cercles dessinés par la balayette sur le sol grisâtre de la gare. Le rythme de la ronde est régulier, sans pauses.

Il sourit et salue poliment voyageurs et badauds sans bagages : « Je suis gentil avec tout le monde. Jamais de la vie je veux des problèmes. » Il est fier de suivre à la lettre les leçons que son père lui prodigue au téléphone, quand il l'appelle d'Algérie : « Il finit toujours la conversation en disant : "Il ne faut pas trop parler et bien travailler, mon fils", et je ne veux pas le décevoir. »

Chauffeur de bus en Algérie, il est devenu expert en nettoyage : 14 ans passés en France, 14 ans de balayage. « Je n'ai jamais réussi à trouver un boulot dans ma branche. À chaque fois, on me faisait attendre à l'accueil et quand je rencontrais enfin le responsable, la place était déjà partie. » Par habitude comme par lassitude, il sort son permis de conduire, histoire de prouver sa bonne foi. « À chaque fois, ça me faisait très mal », ajoute-t-il en souriant timidement, presque gêné. La frustration a fait place à une sorte de résignation raisonnée : « J'aime bien cette gare et je travaille dur pour y rester car il faut bien nourrir toute la famille. Quand je m'ennuie, je pense aux vacances ou à ce que je vais faire avec mes enfants dans l'après-midi. Mais le plus souvent je ne pense à rien et j'observe. »

Tel un guetteur dans sa tour de contrôle, il repère les allers et venues des habitués du hall de gare. Aux clochards, il offre quelques pièces ou un café. Quant aux solitaires du matin qui viennent chercher un peu de compagnie, il les salue tous les jours d'un signe amical, sans jamais s'attarder…

11 h 30. C'est l'heure de la pause-café : fin de la journée de travail, premier moment de détente. Il est content de parler un peu de lui, de cette Algérie qui lui manque, de sa femme et de ses quatre enfants qui l'attendent à la maison… Il est ému : à mesure que son français se fait plus hésitant, ses mains deviennent plus volubiles. Le temps passe vite, il doit partir... Ce soir, il invite ses voisins italiens à partager le couscous familial.

 


– © Hors Les Murs – Mai 2000 –
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